Calligrammes (poèmes de paix et de guerre)
 
 
Douces figures poignardées
Chères lèvres fleuries
Mya Mareye
Yette et Lorie
Annie et toi Marie
Où êtes-vous ô jeunes filles
Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie
Cette colombe s'extasie
Tous les souvenirs de naguère 
Ô mes amis partis en guerre
Jaillissent vers le firmament
Et vos regards en l'eau dormant
Meurent mélancoliquement
Où sont-ils Braque et Max Jacob
Derain aux yeux gris comme l'aube
Où sont Raynal Billy Dalize
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Où est Cremnitz qui s'engagea
Peut-être sont-ils morts déjà
De souvenirs mon âme est pleine
Le jet d'eau pleure sur ma peine.
Ceux qui sont partis à la guerre
au Nord se battent maintenant
Le soir tombe Ô sanglante mer
Jardins où saignent abondamment
le laurier rose fleur guerrière.



 
Apollinaire publie en juillet 14 ses premiers « idéogrammes lyriques » dans la revue des Soirées de Paris, à qui il donnera plus tard le nom de Calligrammes. Le recueil paraît en 1918 sous le titre Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). La technique des poèmes dessinés remonte à l’Antiquité grecque puis a été reprise à la Renaissance.

L’ambition du poète Apollinaire est de revenir à l’idéogramme,
« Signe graphique minimal qui, dans certaines formes d'écriture, constitue un mot ou une notion ».

Apollinaire qui était un critique d’art reconnu et actif depuis 1905 souhaite concurrencer les peintres sur le terrain de la littérature. En effet les liens entre peintres et écrivains étaient forts en ce début de siècle où l’activité artistique, aussi bien littéraire que picturale, était très forte. Ainsi, tous se connaissaient, se fréquentaient et souvent s’appréciaient et s’influençaient réciproquement. Ce bouillonnement intellectuel fut interrompu par la guerre à laquelle participa Apollinaire.

Un calligramme est un poème dans lequel les mots sont disposés de manière à former un dessin, généralement qui est un rapport avec le texte mais le dessin peut parfois avoir un sens qui s’oppose au texte. Cette technique de création permet de combiner l’imagination visuelle à celle de l’écriture et des mots. Guillaume Apollinaire est à l’origine du mot (calligramme) qui est en faite une contraction de « calligraphie » et d’ « idéogramme ». Il l’utilise pur la première fois dans un recueil éponyme Calligramme. Le mot signifie étymologiquement « belle » du grec Kali et « signe d’écriture » de gramma. Pour Apollinaire il s’agissait donc d’« écrire en beauté ». Il s’est d’ailleurs exclamé auprès de Picasso : « Moi aussi, je suis peintre ».

Quelle vision de la guerre de dégage du calligramme ? En quoi es-ce un poème engagé ? Contre la guerre ?

On distingue deux parties dans le calligramme. En partant du haut, le premier dessin est une colombe « colombe poignardée » et le second représente une fontaine « le jet d’eau ». Le titre du calligramme « la colombe poignardée et le jet d’eau » donne donc son sens à l’image. Le poème est construit de manière symétrique suivant l’axe formé par le « C », le « ? » et le « O ».

Dans son vers très certainement le plus célèbre et aussi le plus incompris. Apollinaire dit « Ah dieu ! Que la guerre est jolie ». C’est André Masson ancien soldat de la première guerre mondiale qui expliquera plus tard qu’il y avait en fait des « compensations », « des moments de bonheur véritable même sur la ligne de feu ». Ainsi c’est incontestable, Apollinaire a aimé la guerre mais il l’a aussi détestée : « Si tu voyais ce pays, ces trous à hommes, partout, partout ! On en a la nausée, les boyaux, les trous d’obus, les débris de projectiles et les cimetières ». On retrouve ces contradictions dans le calligramme. Le dernier vers oppose des mots connotant la vie « jardins », « laurier », « fleur » à la mort « guerrière », « sanglante », « saigne ». Cette évocation d’un jardin associée à une image de sang peut rappeler le jardin des oliviers où le Christ fut arrêté avant d’être crucifié est traduirais ainsi la peine et la souffrance du poète mais l’association du laurier rose symbole de l’amour frivole à la guerre « fleur guerrière » peut révéler aussi l’amour que porte apollinaire pour la guerre. Dans le même ordre d’idée, le dessin du jet d'eau suggère à la fois un mouvement vertical « jaillissent vers le firmament » mais aussi une chute « Le soir tombe ».

On peut relever le champ lexical de la mélancolie tout au long du poème « souvenir », « mélancoliquement », « mélancolisent » ce qui est un des thèmes majeur de la poésie élégiaque. Tout comme le thème des amours perdu : « Mia, Mareye, Yette et Lorie Annie et toi Marie » Ces prénoms commencent tous par des majuscules. Ils doivent donc être importants pour Apollinaire. On sait en effet qu’Apollinaire était éperdument amoureux d’Annie Playden qui était la gouvernante anglaise de ses enfants. Elle a refusé toutes les avances d’Apollinaire. En 1902 Apollinaire rentre en France mais il rend plusieurs visites à Annie en Angleterre. Elle part pour l’Amérique en 1905 laissant Apollinaire effondré.

Plusieurs poèmes de cette période porte d’ailleurs la trace de la douleur qu’a ressentie Apollinaire : Annie et La chanson du mal aimé. Marie Laurencin a elle aussi beaucoup marqué la vie et les poèmes d’Apollinaire. Elle était sa compagne et une peintre, elle abandonne Apollinaire en automne 1912. L’élégie se justifie également par l’anaphore de « Où » le poète se demande maintenant « où sont » partis ses amis car « Braque et Max Jacob », « Raynal Billy Dalize » ont également côtoyé Apollinaire. Braque et Derain étaient des peintres, dessinateurs et graveurs français cubistes entre 1909 et 1911. Max Jacob était un poète français auteur notamment de Cornet à dés en 1917. Raynal, Billy et Dalize étaient quant à eux des amis d’Apollinaire avec lesquels il fonda avant la guerre la revue Les soirées de Paris. La guerre est donc synonyme de perte pour Apollinaire nostalgique.

Le vers « mais près d’un jet d’eau qui pleure et qui prie » et « Le jet d'eau pleure sur ma peine » peut être interprété comme une personnification, le jet d’eau représenterait en fait l’auteur lui-même cette idée est accentuée par la forme même du calligramme : la base de la fontaine est un œil et le jet d’eau serait alors les larmes. C’est ainsi inéducable, la guerre est synonyme d’une profonde tristesse pour l’auteur mais l’on peut cependant nuancer cela par les différentes allusions à la religion « église », « prie ». Il resterait tout de même de l’espoir, l’adverbe « peut-être » traduit une hypothèse, l’auteur ne veut pas se résoudre à considérer ses amis comme morts.

Le poème dégage donc très clairement une image négative de la guerre : elle est synonyme de perte et de tristesse. Mais l’on peut tout de même se demander si l’auteur ne voit en la guerre une sorte d’espoir, d’avenir.

Lexique :

Idéogramme : Signe graphique qui traduit le sens d'un mot et non les sons qui le composent.
Lyrique : Le lyrisme est l’expression des sentiments personnels.
Mélancolie : Tristesse se rapporte au passé.
Elégiaque : qui exprime la tristesse souvent associé au lyrisme.
Cubiste : Se dit d’un artiste qui dans le cubisme. Courant artistique né au début du XXe siècle. Attrait pour les formes géométriques.
Personnification : représentation d’un objet inanimé sous les traits d’une personne.

Lien vers la version anglaise : http://tpe-poetes-engages.wifeo.com/la-colombe-poignardee-calligrammes-version-anglaise.php
 



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